Entretien avec Caroline Lallemand pour Le Vif 09/02/21 – Mise à jour le 11/02/21
Abel Carlier est professeur honoraire à l’IHECS et à l’Ecole de Journalisme de Lille
Quelles sont vos premières impressions sur ce documentaire ?
Le travail de réalisation, très bien fait d’ailleurs, utilise les mêmes codes que le documentaire d’investigation, mais ce n’est pas une investigation au sens journalistique du terme, c’est une sorte de manifeste. Ce qui m’a interpellé d’emblée c’est qu’il comprend une avalanche de termes anxiogènes. Le même lexique que celui qu’il dénonce donc. De même, Bernard Crutzen utilise les mêmes éléments de langage de l’image qu’il critique. Là où il est dans le vrai, c’est qu’on se trouve dans une sidération, une totale impuissance face à la situation sanitaire actuelle et que les gens cherchent des réponses à leurs doutes. Une autre façon de décoder le monde.
Y trouvez-vous des similitudes avec le documentaire-choc français « Hold-Up », aussi sur la crise du Covid ?
Oui, il y a des similitudes de formes avec le documentaire « Hold-Up », mais en moins sensationnaliste. Le même procédé est à l’oeuvre. Par exemple, la voix « off » nous dit ce qu’il faut voir dans l’image et dans le plan ou la séquence suivante. L’entretien avec une personne d’autorité morale (Anne Morelli, historienne à l’ULB, Bernard Rentier, ancien recteur de l’Ulg) viennent apparemment « cautionner » et enraciner le point de vue de l’auteur dans le réel et dans le mental du spectateur, emportant de facto son adhésion. Même si le contenu de chacune de ces séquences est authentique, l’assemblage par le montage de l’une avec l’autre modifie l’interprétation qu’on peut en faire. Une des différences avec « Hold-up » c’est que Bernard Crutzen ancre très adroitement son sujet dans la réalité belge. Rien qu’avec son titre « Ceci n’est pas un complot », on pense à l’oeuvre de Magritte « Ceci n’est pas une pipe », indiquant bien par-là que la représentation d’un objet n’est pas l’objet lui-même et jetant le doute sur la manière dont la presse, qui est une de ses cibles dans ce alm, nous raconte la crise.
Que reprochez-vous au réalisateur ?
Lorsqu’on réalise un film de ce type, on s’adresse à un public qui est déjà dans les doutes et l’inquiétude. Cette audience est sensible à ce genre de sujets, elle fantasme sur les idées de manipulation. C’est un public gagné d’avance, car on ne fait ici que donner une forme et une sorte de légitimité, par la force du récit, à ses inquiétudes.
Je reproche à Bernard Crutzen de « spectaculariser » les doutes du spectateur alors que les journalistes parlent de faits. Les informations et les analyses que rapportent et que font les journalistes sont ici stigmatisées et détournées de leur contexte. La population a besoin de certitude, mais, en réalité, personne ne sait exactement comment cela va se passer. La science elle-même est basée sur le principe d’incertitude. Et ce que Bernard Crutzen fait, c’est cautionner les doutes des spectateurs en insinuant qu’on les manipule, que cette crise n’en est pas une. En cela, il récupère un public légitimement inquiet et qui met en doute tout un système qui est là pour le protéger et pour l’informer avec rigueur via un système de santé (certes à refinancer) et un journalisme de débat, une profession régulée qui est un des fondements de notre démocratie.
Vous trouvez la démarche malhonnête ?
Je trouve navrant qu’une personne talentueuse comme Crutzen ne dise pas qu’elle parle en tant que réalisateur et pas journaliste. En cinéma documentaire, tout peut se dire. C’est un cinéma de point de vue, de subjectivité revendiquée. C’est un cinéma d’auteur. Mais ici on est dans la confusion des genres (journalistique/documentaire d’auteur). Ce qui est honnête c’est de poser la question, de titiller la presse. Ce qui ne l’est pas, c’est d’utiliser des informations en les sortant de leur contexte. À partir du moment où l’on travaille sur une information aussi sensible de santé publique, je trouve qu’il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu.
Il serait intéressant d’aller questionner des journalistes, d’interpeller le CSA (NDLR : Conseil supérieur de l’audiovisuel). Il faudrait faire parler les personnes autorisées pour demander ce qu’elles pensent du film. On peut se demander par exemple ce qu’il s’est passé avant et après l’interview d’Anne Morelli, ou celle des experts ? Comment l’ont-ils abordée ? Toutes ces incertitudes me dérangent énormément. Pour moi, ce documentaire est un élément du poison qui est en train de corrompre notre contrat de confiance avec les institutions de ce pays.
Pour vous, il y a aussi un souci déontologique…
La posture de Crutzen n’est pas claire, il n’est pas journaliste, il est auteur. Ce qui me dérange profondément c’est que le public confonde la posture d’un auteur à celui d’un journaliste. Tout le monde peut évidemment revendiquer sa subjectivité et a le droit d’exprimer ses opinions, mais la posture que Crutzen utilise prend des allures d’investigation alors qu’il ne s’agit pas de ça ici. Là, il y a un vrai souci déontologique. C’est tout à fait normal et souhaitable de partager un doute, une indignation, mais on doit alors informer son audience de la légitimité qu’on a pour le faire. On peut attaquer les journalistes, la télévision, les réseaux sociaux, mais si on part de sa seule personne qui se définit comme le porte-voix des silencieux, quel crédit a-t-on ? Surtout si on utilise les mêmes codes que ceux que l’on critique.
Vous comptez interpeller le CSEM et le CSA sur le danger de l’estompement des genres dans les médias, expliquez-nous Ce type de film, il va en fleurir des dizaines, même après la crise.
J’interpelle le CSEM (Conseil supérieur pour l’éducation aux médias de la FWB) et je compte interpeller le CSA pour essayer de mettre sur pied un grand débat sur cette problématique de l’estompement des genres dans les médias. C’est de là que naissent les fake news. C’est un vrai problème de société. Il ne s’agit pas de limiter le droit à la liberté d’opinion. Je reviens sur un principe primordial: on peut être subjectif, surtout en matière de cinéma, mais alors il faut revendiquer cette subjectivité envers son public. Le danger de l’estompement des genres est vraiment grand surtout pour des personnes confinées depuis longtemps qui n’ont plus de lieux d’échanges. Crutzen joue sur ces conditions de réception du spectateur qui en a sa claque de la situation sanitaire.
Il est clair qu’il y a une perte de confiance dans les autorités et par rapport au mécanisme démocratique. Les politiques ont aussi leur part de responsabilité, tout comme les médias parfois trop sensationnalistes. Oui, il y a des choses critiquables, mais je suis d’avis qu’il faut développer l’esprit critique de la population autrement.