par Vincent Coquaz pour Libération – 17/02/21
Vu plus d’un million de fois en ligne depuis sa sortie début février, le film s’attache à critiquer la couverture médiatique de la crise sanitaire. Mais tombe dans les travers qu’il entend dénoncer.
Raconter «comment les médias nous racontent le Covid». Et plus précisément, les médias belges, même si la France est parfois évoquée. Telle est l’ambition du documentaire Ceci n’est pas un complot, diffusé gratuitement en ligne depuis le 6 février, et qui connaît un véritable «succès d’audience», selon la presse belge. Rien que sur Vimeo, le film compte plus de 600 000 vues, auxquelles il faut ajouter des dizaines de milliers de connexions sur d’autres plateformes comme YouTube ou Odysee, pour un total de plus d’un million de visionnages.
En France, il a notamment été relayé par le «média citoyen» Vécu, né pendant le mouvement des gilets jaunes, par le blogueur Etienne Chouard mais aussi par la députée européenne écologiste Michèle Rivasi.
Derrière ce film, Bernard Crutzen, réalisateur de nombreux documentaires, aussi bien sur la ville du Bruxelles que sur le scandale de la chlordécone en Martinique ou sur l’Artemisia, une tisane censée prévenir et soigner le paludisme. La plupart ont été financés et diffusés par des chaînes de télévision, comme France 24 par exemple.
Pour financer son nouveau projet sur le traitement médiatique du Covid, le Belge a cette fois préféré faire appel au financement participatif, et obtenu plus de 84 000 euros alors qu’il n’en demandait que 30 000.
«Instrumentaliser les médias»
Le thème du film, son titre mais aussi son succès et son mode de financement ont pu conduire certains internautes à rapprocher le documentaire belge du film conspirationniste français Hold-Up.
Le réalisateur belge s’en est défendu plusieurs mois avant la sortie de son film, dans un post Facebook qui prenait directement ses distances avec le docu français. Tout en se disant «surpris par le lynchage médiatique et la censure que subit Hold-Up», Bernard Crutzen écrivait, à propos de Ceci n’est pas un complot : «Ceci n’est pas un Hold-up. Nous donnons la parole à des personnalités qui n’ont rien de “complotistes”. […] Nous n’élaborons pas de théories conspirationnistes sur la base d’informations contestables.»
De fait, contrairement à Hold-Up, le documentaire belge ne s’attache pas à démontrer que la pandémie serait un «plan global [pour] soumettre l’humanité». Il s’attache plutôt à faire une lecture critique du traitement médiatique de la crise sanitaire, en s’attachant à démontrer que les médias, notamment la télévision, auraient voulu à tout prix créer un «climat anxiogène». Il revient également sur certains débats déjà ouverts dans d’autres médias, comme sur la fiabilité des chiffres donnés par les gouvernements (belge en l’occurrence) ou sur la participation de cabinets de conseil privés, comme McKinsey, aux politiques de santé publique (avec le risque de conflits d’intérêts que cela comporte).
Contrairement à Hold-Up, le film donne parfois (même très succinctement) des contrepoints, en interrogeant par exemple le directeur de l’information de la RTBF. Et le réalisateur a reconnu et corrigé au moins une erreur repérée dans le film.
Le film donne également à voir certaines stratégies médiatiques du gouvernement belge. Le documentaire montre ainsi des extraits d’une conférence du virologue belge Marc Van Rast, en l’accusant d’avoir «instrumentalisé les médias» lors de la pandémie de grippe H1N1 de 2009, pendant laquelle il a été nommé commissaire interministériel pour la gestion de crise en Belgique. Dans la vidéo en question, on le voit faire une présentation, en 2019, devant le Groupe de travail scientifique européen sur la grippe (l’ESWI, qui assume un rôle de lobbying en faveur de la vaccination contre la grippe, selon le Sénat français). Il évoque le travail de communication qu’il a mené lors de la pandémie de 2009, avec un «budget média de zéro euro». Selon lui, sa stratégie a consisté à «tout dire» et à être joignable en permanence par les journalistes pour faire passer son message et afin que ces derniers ne cherchent pas «des voix alternatives». Il assume également, souvent en utilisant humour et second degré, d’avoir évoqué très tôt des décès probables, quitte à faire peur, pour «préparer» la population avant les premières victimes. A noter qu’il n’y a rien de secret ici : depuis deux ans, sa conférence est librement accessible sur Vimeo.
«Ceci n’est pas un complot, mais…»
Le documentaire avance toutefois (sans être en mesure de le prouver) que «les mesures liberticides» prises par les gouvernements pour lutter contre la pandémie de Covid-19 ne seraient «pas sanitaires mais sécuritaires» : «Ceci n’est pas un complot, mais peut-être bien l’utilisation d’une crise sanitaire pour imposer un monde virtuel et technologique, hygiéniste, dénonce le documentaire en conclusion. Une formidable opportunité pour ceux qui rêvent de pouvoir fort et de peuples sages. Mais qui partage ce rêve ?»
Il s’attaque ainsi aux cibles «habituelles» des thèses complotistes sur le Covid-19, Bill Gates en tête, coupable selon le documentaire de pousser, à grand renfort de dons, pour la «vaccination de masse». Là encore, le film se défend de tout complotisme : «Ceci n’est pas un complot parce que Bill Gates ne fait rien secrètement : la fondation Gates a le mérite d’être transparente. Sur son site, on trouve tous les bénéficiaires de ses largesses.»
Comme le résume Jean-François Raskin, professeur de sociologie des médias et administrateur général de l’IHECS, dans une tribune publiée par le journal la Libre Belgique : «Même si on ne peut pas le comparer à Hold-Up, et que son travail ne tente pas de démontrer qu’il y a un complot, [ce documentaire] distille ici et là la possibilité de mains invisibles qui influeraient sur les processus de décisions, sans dire lesquels et dans quelles conditions. Cette carence d’explications crée un “biais de confirmation” dans lequel viennent se loger toutes les théories sur l’instrumentalisation des journalistes par des forces obscures supposées être à la manœuvre.»
Signe que le documentaire a suscité un débat en Belgique, le même professeur utilise toutefois sa tribune pour appeler les médias belges à saisir l’occasion de faire «un exercice d’autocritique» : «Il ne serait pas utile et sain qu’un documentaire, même avec ses défauts, soit entièrement mis au rebus et dédouane la profession d’un examen du travail réalisé depuis un an maintenant. […] Le Parlement a créé une commission d’enquête sur la manière dont les autorités ont géré l’épidémie. Il serait intéressant que les journalistes puissent examiner sereinement la manière dont ils ont travaillé et rendu compte à la population.»
«Gratin de la science mondiale»
Le film reproche par ailleurs aux médias de faire des simplifications douteuses, toujours pour entretenir la peur quant à la pandémie. Mais Ceci n’est pas un complot tombe également dans des raccourcis, laissant entendre que les tests PCR ne seraient pas fiables en raison d’un nombre de cycles d’amplification trop important, sans jamais expliquer la différence entre des notions cruciales comme le nombre total de cycles effectués et la valeur Ct (qui est le nombre de cycles à partir duquel les fragments viraux sont suffisamment nombreux pour être détectés). Ainsi, comme l’expliquait CheckNews, les tests RT-PCR pour lesquels le Ct est trop élevé sont considérés comme négatifs par les biologistes médicaux.
De la même façon, le documentaire estime que les médias ne présentent pas toujours correctement les experts qui interviennent sur leurs antennes. Mais le documentaire fait souvent une présentation partielle, et partiale, de ses intervenants. C’est le cas par exemple de Sophie Meulemans, présentée comme la fondatrice d’Initiative citoyenne, qui défend la «liberté vaccinale»… alors que cette association est en réalité la «figure de proue» du mouvement anti-vaccin en Belgique, selon le Soir. Et pas que : le site d’Initiative citoyenne relaye les vidéos de la militante américaine anti-masque et complotiste Judy Mikovits, ou du vidéaste belge Jean-Jacques Crèvecœur, qui estime (par exemple) que le Covid a pour but d’instaurer une dictature à l’aide de «gel nanotechnologique» pour nous identifier numériquement, et ce grâce à la 5G…
Ceci n’est pas un complot évoque aussi ces scientifiques, «gratin de la science mondiale» issu des plus grandes écoles internationales, qui mèneraient la fronde contre les mesures prises par les gouvernements pour lutter contre la pandémie. Le documentaire prend comme exemple des médecins américains, qu’on voit expliquer en blouse blanche qu’il ne «faut pas céder à la panique». Le réalisateur oublie ici de préciser qu’il ne s’agit pas de n’importe quels médecins mais des America’s Frontline Doctors, composés de voix conservatrices et pro-Trump qui estiment (à rebours de la littérature scientifique) qu’il n’y «a pas besoin de masques» pour empêcher la propagation du Covid-19. A titre d’exemple, on retrouve dans ce collectif la docteure Stella Immanuel, véhémente défenseuse de l’hydroxychloroquine. Egalement pasteure, elle assure que de nombreuses maladies gynécologiques sont dues aux «esprits», qui auraient des rapports sexuels avec les malades, ou que de l’ADN d’extraterrestre est utilisé pour soigner les patients. Loin du gratin de la science mondiale, donc.
Concernant la France, le documentaire note qu’une certaine «opposition» a été médiatisée. Il cite ainsi plusieurs personnalités controversées, en les qualifiant simplement de «professionnels», comme les rassuristes Jean-François Toussaint et Laurent Toubiana. Sans préciser que ces scientifiques, qui niaient (à tort) l’arrivée d’une deuxième vague, ont disparu des grands médias, et refusent tout mea culpa. Mais aussi le réanimateur Louis Fouché et la généticienne Alexandra Henrion Caude, promoteurs d’un traitement précoce contre le Covid-19 reposant sur des bases scientifiques hasardeuses. Ou le médecin Christian Perronne, récemment démis de ses fonctions de chef de service à l’AP-HP pour ses propos jugés «indignes».
«J’ai conscience d’avoir été injuste»
Des choix que le réalisateur assume notamment en se disant plus «documentariste» que «journaliste», dans une interview accordée à l’Avenir (sollicité par CheckNews, Bernard Crutzen n’a pas donné suite) : «Mon métier, c’est documentariste. Je fais du cinéma du réel. Ça veut dire que, pour ce film comme pour les précédents, il y avait un scénario, plusieurs versions, donc un parti pris. Ce côté militant, je l’assume. Oui, je suis partisan, c’est le principe du docu : son réalisateur a un a priori et va chercher ce qui le conforte ou pas.» Il assume même une forme de mauvaise foi stratégique : «J’ai conscience d’avoir été injuste, et j’ai probablement été trop loin dans la dénonciation et la critique des médias. Mais je vois aussi mon film comme un contrepoids : la balance a beaucoup et longtemps penché du côté du gouvernement et de sa communication anxiogène, si bien que pour l’équilibrer et être entendu, il fallait peut-être que je tape un peu trop fort de l’autre côté.»
Résultat : le caractère «orienté» du documentaire a poussé plusieurs intervenants importants du film à prendre leur distance avec le travail de Bernard Crutzen. C’est le cas par exemple de l’épidémiologiste Marius Gilbert, qui estime que «sous le couvert d’une légitimité incontestable à réaliser une critique des médias sur la couverture de la crise, cette vidéo divise au lieu de rassembler et ne propose rien d’autre qu’un alignement d’éléments de dénonciation traités de manière orientée et superficielle».
L’anthropologue spécialiste du complotisme Jacinthe Mazzocchetti, que l’on voit à plusieurs reprises dans le documentaire, a dénoncé, de son côté, l’usage qui a été fait de ses interventions. Dans un long post Facebook, elle juge ainsi «que le film pose, non pas l’hypothèse (avec questions, arguments, contre-arguments), mais la thèse d’une propagande médiatique consciente, malveillante, unilatérale ; sujet traité de façon manichéenne, d’une part, et, d’autre part, pour lequel je ne suis pas compétente. Il est à regretter par ailleurs qu’aucun académique spécialiste du langage médiatique, de la communication, des logiques de propagande n’apparaisse dans le film». Plus grave encore, selon elle, le film donne des billes aux complotistes : «La manière dont le film est conçu ne peut qu’alimenter les groupes complotistes, aider à basculer ceux et celles qui, sur le fil, se posent de bonnes questions, mais risquent de trouver réponse du côté de groupes complotistes et/ou extrémistes. Contrairement à la conclusion énoncée, je ne pense pas que ce film participe à ouvrir un débat démocratique nécessaire, mais au contraire qu’il participe à cliver davantage et à alimenter non pas le doute et une pensée critique salutaire, mais la défiance généralisée.»