Par Pascal Martin pour Le Soir – 27/02/2021
Le film de Bernard Crutzen a fait un carton sur les réseaux sociaux. Au-delà de ce qu’il prétend démasquer, il reflète le mal-être d’une société confrontée à ses doutes et à ses limites par la crise sanitaire. « Interpellant » et « troublant » : ces mots reviennent souvent aussi sûrement que les reproches.
Récit
Vincent, François, Pauline, Julie et les autres (1)… Ils sont une dizaine à avoir accepté de nous parler de Ceci n’est pas un complot, le documentaire de Bernard Crutzen. Un film qu’ils ont vu et qui les a marqués.
« Documentaire » : rien que le mot fait débat. Certains préfèrent « pamphlet », terme qui a le mérite d’évacuer la rigueur attendue d’un travail journalistique. « Ce n’est pas un documentaire mais un pamphlet », lance Frank, bruxellois et prof de français. « Voltaire a écrit des pamphlets et ça ne veut pas dire qu’il avait tort. On peut avoir raison contre beaucoup de monde… de temps en temps. » Jean-Jacques, qui a longtemps travaillé dans le domaine artistique et dit vivre en ce moment « d’expédients », évoque pour sa part « un montage clairement politique ». « C’est ainsi que s’organise une œuvre. Ce film défend des thèses, il coupe dans l’info et ne retient que ce qui le sert. » « C’est vrai », continue Adrien, un informaticien de 50 ans, « mais c’est aussi comme cela que la presse fonctionne, n’est-ce pas ? »
Infos non recoupées, raccourcis, imprécisions… Nos interlocuteurs dressent les uns après les autres le catalogue des erreurs contenues dans le film. « Se servir de ce médecin qui renseigne la présence de seulement trois cas de covid aux soins intensifs alors la seconde vague n’a pas encore commencé – afin d’insinuer qu’il n’y avait pas de risque de saturation des hôpitaux – tient de la malhonnêteté », relève par exemple Stef, un hôtelier.
Reste que Ceci n’est pas un complot a frappé les esprits. Comme si ce film avait été attendu, guetté, par un public à la recherche d’une autre vérité, d’une voix dissonante, différente de celle que lui est assénée chaque jour. Un public conquis d’avance, à force de lassitude, las d’être ignoré. Ou en tout cas le ressentant comme tel. Tous nos témoins disent le « docupamphlet » « interpellant », « troublant » ou au moins « intéressant ». De l’avis général, il inciterait à réfléchir, a contrario de la fragilité de ses affirmations. Que Bill Gates tente de prendre le pouvoir de la planète grâce à son argent ou que le big pharma ait créé le virus pour vendre ses vaccins, il n’y a pas grand monde pour y croire. En revanche, il y a tant à dire sur les acteurs de cette crise : le monde politique, les scientifiques et la presse.
La presse…
Ah, la presse… Elle s’en prend vraiment plein les dents. La presse toute-puissante, la presse « maquée » avec les politiques et les scientifiques, la presse « susceptible, incapable d’admettre la critique », lâche Frank. Le prof bruxellois prend à témoin le passage du documentaire où l’ancien patron de la Bourse de New York Georges Ugeux pointe un monde politique naviguant au gré des caprices de la presse. « On ne s’attaque pas au quatrième pouvoir, cela irait de soi », renchérit Frank. « Or, un journaliste n’a pas été élu. Il n’est que le représentant de lui-même et de son employeur. » « Un bon journaliste est quelqu’un qui sait reconnaître ses erreurs et c’est rarement le cas », juge Yen, une étudiante en communication.
Ce coup de gueule passé, c’est le caractère anxiogène des informations, et par extension de la presse elle-même, qui pose problème. « Je ne lis pas la presse, car mon moral est déjà au plus bas », explique Adrien. Il n’est pas seul à réagir de la sorte. Plusieurs de nos interlocuteurs admettent ne pas ou ne plus lire les journaux, tout en critiquant la manière dont ceux-ci couvrent la crise sanitaire. Mais encore ? Les mêmes auraient aimé avoir de l’information sur ceci ou cela. La colchicine, la vitamine D… Elle a pourtant été traitée et publiée en son temps. Encore faut-il lire les journaux… Ou dépasser la première page… Jean-Jacques voit dans ce paradoxe « une lassitude qui s’est installée par rapport à la presse, celle-ci étant plus anxiogène que jamais ».
La faute à qui ? La majorité des personnes interrogées fait clairement la part des choses entre les médias sensationnalistes et ceux qui ont fait de l’approfondissement de l’information leur philosophie. Paulin, un fonctionnaire basé à l’étranger, décèle dans Ceci n’est pas un complot « une foule d’amalgames scandaleux, façon Cash Investigation ». « Mais en réalité », s’amuse-t-il, « tout le monde n’a pas découvert le Watergate. Donc, qu’il y ait des collusions sans doute, mais de là à penser que les politiques, les scientifiques et la presse veulent mettre le feu au pays, il y a une marge. » Conciliant, Philippe, un travailleur humanitaire, estime que « la situation est exceptionnelle », qu’« il n’y a pas d’autres options pour les médias lorsqu’ils parlent du covid ».
Ceci n’est pas un complot ne fait dans le détail lorsqu’il parcourt les « médias mainstream », nos interlocuteurs en sont pour la plupart conscients. « Le documentaire aurait dû passer par une grille de lecture précise, en se bornant par exemple à scruter toutes les unes du Soir ou de La Libre », fait valoir Julie, une employée du secteur public bruxellois. Cette remarque vaut aussi pour la télévision, la RTBF et RTL-TVi en tête. « Il faut aussi faire la part des choses entre les JT et les émissions qui prennent le temps de la profondeur, comme celle d’Arnaud Ruyssen sur La Première. Mais ce n’est pas ce que les gens regardent prioritairement. La dramatisation conduit à l’absence de critique. »
… trop pressée
Jean-Jacques vole au secours de la RTBF qui, « en tant qu’entreprise publique autonome, n’a d’autre choix que jouer un rôle de canal officiel lorsqu’elle retransmet la conférence de presse du Centre de crise ». Mais il demeure, dit-il, que « le peu de sens critique opposé aux politiques lors de certaines interviews y dégrade le journalisme ».
La presse évoque régulièrement son manque de moyens pour justifier de ses limites et de ses erreurs. Nos interlocuteurs n’ont pas grand-chose à faire de ce plaidoyer. Chacun ses problèmes. En revanche, plus d’un relève le « diktat de l’immédiateté ». « J’ai une amie journaliste », explique Julie. « Elle a frôlé le burn-out pour avoir enchaîné des journées de 15 heures à tweeter, à servir le site de son quotidien puis à écrire pour la version papier. » « On concède trop à l’info fast-food », dénonce Kris, un chef d’entreprise tôt retraité. « Est-il normal que, si je veux bien être informé, je doive lire 3 ou 4 journaux ? » « La presse doit donner au lecteur une “nourriture plus saine” », conclut Larry, un fonctionnaire. Il ajoute : « Les journalistes ne devraient faire que des documentaires. Balancer de l’émotion sur un site, ça fait du clic, mais est-ce vraiment le travail d’un journaliste ? » Frank appuie d’un « quand on ne sait pas, on ferme sa gueule, disait Coluche »…
Politiques et scientifiques, ces « arrogants »
Les relations entre politiques et scientifiques ont plus d’une fois posé question depuis le début de la crise sanitaire. Ceci n’est pas un complot leur réserve des passages assassins. Est-ce à ce point grave docteur ? « Pour faire dans l’originalité », dit Frank, « on ne met pas deux ours dans la même cage. » L’enseignant renvoie au paléontologue français Yves Coppens qui évoquerait ainsi la cohabitation lointaine de Néandertal et d’Homo Sapiens. De la même manière, il y aurait péril à trop rapprocher scientifiques et politiques, « ces deux ours ». « Dans la panique du moment », continue Frank, « les politiques ont perdu les pédales et ont remis la crise aux mains des scientifiques. Or c’est aux politiques à prendre la gestion de la chose publique. Ce n’est pas normal de les voir se planquer ainsi derrière les scientifiques. »
Pour Jean-Jacques, la gestion scientifico-politique (ou vice-versa) de la crise sanitaire est une longue errance : « Le seuil d’hospitalisations imposé par le gouvernement pour fixer la sortie de confinement, les coiffeurs fermés sans qu’aucune étude scientifique ne justifie la mesure, etc., tout ça est radical, sans nuance et susceptible de frustrer la population. C’est là que la presse a un rôle à jouer, car cela doit être dénoncé. C’est vrai aussi en ce qui concerne la responsabilité des politiques : il est facile de dire que Wilmès et De Block ont fait leur possible et de s’en contenter alors qu’un chirurgien, lui, en cas d’erreur, se retrouvera au tribunal. Les politiques manquent d’humilité. Et, comme les scientifiques ne se trompent jamais, ils ont rejoint les politiques dans leur arrogance. »
Quant à ces collusions supposées avec la presse, elles passeraient par un tri préalable : « C’est scandaleux de voir comment Wilmès a remballé le gars du site d’infos Kairos », s’insurge Kris. « Cela me fait penser à la Hongrie d’Orban. » La presse mainstream, la fréquentable, en oublierait de joie l’essentiel : « Il est dommage qu’elle ne relaie plus des problématiques comme la pauvreté ou la solidarité », estime Julie.
Et puis, il y a la com’ politique qui n’arrange rien : « Comment expliquer dans ce pays grand comme un confetti que le couvre-feu varie en fonction des Régions alors que la maladie est la même pour tout le monde ? », s’énerve Paulin. « Ce n’est pas sérieux. Comment aller chercher l’adhésion sachant que le sport national consiste à contourner les règles ? » Pour Julie, « la communication du gouvernement a été lamentable par rapport aux jeunes en souffrance. Bart De Wever a interpellé Alexander De Croo à ce sujet, lequel lui a répondu que la politique n’a pas à s’occuper des jeunes tout en renvoyant aux clubs sportifs… qui sont fermés. De qui se moque-t-on ? »
Liberté chérie
Morte, la liberté ? Les verres à la buvette, les BBQ entre amis et les draps de bain alignés sur la plage bondée ? C’est vraiment fini, Capri ? Nul ne sait. Mais pour Larry, l’essentiel du documentaire est pourtant bien là : « Il va falloir réinventer la liberté », dit-il. « On est dans un entonnoir : tout ce qu’on peut lire interroge notre liberté. Pour Bernard Crutzen, la liberté est supérieure au reste. Il faut aujourd’hui la reconquérir. Le reste est rhétorique. Il ne sert à rien de s’attarder aux stats ou aux données. »
Cette nécessité de liberté est également une évidence pour Philippe : « La perte de liberté n’est pas très réjouissante, mais je ne peux imaginer revenir en arrière. Va-t-on garder des réflexes hygiénistes et de protection comme dans les stades de foot ? On a beau parier sur les vaccins : pour l’heure, il est tout de même interpellant de voir des gens passer en douce par la forêt ardennaise pour se rendre en France. »
Pour Julie, la presse s’est parfois montrée complice de cet « emprisonnement sanitaire » : « J’ai été choquée par un journaliste du JT qui parlait de la vaccination comme d’un “geste citoyen”. On peut dire ces choses dans un débat, mais pas dans l’info brute. C’est du matraquage, de l’opinion. »
Ceci n’est pas un complot tient en partie les grands médias pour responsables de l’absolution donnée aux mesures dites liberticides, imposées au nom de l’urgence. Les quotidiens auraient préféré laisser ce boulot entre les mains d’auteurs extérieurs, rédacteurs d’opinions et de cartes blanches, évitant ainsi de se mettre mal avec les autorités. « Exact », bondit Julie, « il a fallu attendre des cartes blanches pour avoir des points de vue dissonants, mais cette situation est en train de changer. Au début, je me suis demandé ce que foutaient les rédactions. » « C’est vrai », intervient Yen, « les journalistes préfèrent rester à côté du gouvernement et de ses mesures. Et comme il est dit dans ce documentaire, quand on n’est pas d’accord avec ce gouvernement, on passe pour complotiste. »
Complotiste ? C’est le premier qui l’a dit…
Complotiste, Ceci n’est pas un complot ? Ici, les avis sont très partagés. Pour Yen, « ce n’est pas le documentaire de Bernard Crutzen qui est complotiste, mais ceux qui manipulent les médias ». Elle fait référence aux images montrant le virologue Marc Van Ranst expliquant devant des invités triés sur le volet comment s’y prendre avec la presse pour insuffler un climat anxiogène. Pour Julie, il y a des « ficelles du complotisme là-dedans mais ce n’est pas un docu complotiste ». « Ce film pose les questions que les gens se posent », juge-t-elle. « On se demande d’ailleurs pourquoi il fait tant de bruit dans les médias. Parce qu’ils cherchent à se justifier, non ? Mais c’est utile : la preuve, vous êtes là à m’interviewer. »
Larry a un avis opposé : « Même si le titre Ceci n’est pas un complot situe l’objet documentaire entre information et complotisme, il se place finalement côté complotisme. La manière dont le docu est mené ne permet pas de se positionner de manière neutre. C’est fait en sorte de mener au débat. Avec au bout du compte, le risque que ce ne soit récupéré que par des gens opposés aux médias mainstream. Mais ce n’est pas un équivalent de Hold-up (le film conspirationniste français sorti en novembre dernier, NDLR). C’est un produit efficace qui a réussi son coup, quitte à fâcher. »
Le mot de la fin va à Philippe. Un mot de désenchantement, d’incrédulité mais, à sa manière, d’optimisme : « Je ne crois pas que le politique soit un Big Brother qui se serait donné le contrôle social comme finalité. Mais tout ce qui est mis en place aujourd’hui, comme ce couvre-feu à 18 heures en France, c’est délirant. »
« Délirant », comme cette crise qui nous aurait fait grincer de rire si elle était sortie du cerveau de Terry Gilliam. Mais cette fois, ce n’est pas du cinéma…
(1) Les prénoms ont été modifiés.