«Ceci n’est pas un complot»: Jacinthe Mazzocchetti dénonce l’usage qu’il a été fait de ses interventions
Par Mathieu Colinet Pour Le Soir – 09/02/20221
L’anthropologue de l’UCLouvain a pris ses distances avec l’usage qui a été fait de son interview dans le film « Ceci n’est pas un complot ».
L’anthropologue Jacinthe Mazzocchetti (UCLouvain) est l’une des expertes sollicitées par Bernard Crutzen. Mardi, dans un post privé sur le réseau social Facebook, cette spécialiste du complotisme a pris ses distances avec l’usage qui a été fait de l’interview accordée voici quelques mois au réalisateur. Elle a autorisé « Le Soir » à reproduire ce post privé tout en précisant qu’elle s’abstiendrait dans les jours à venir, dans ce contexte extrêmement tendu, de tout autre commentaire.
Voici son texte :
« En mai 2020, avec 3 collègues, dans le cadre de l’appel Carta Academica, nous publions cette analyse “Incertitudes, défiance et pensées conspirationnistes: le Covid 19 au prisme du complot”. C’est suite à l’écriture de ce texte, que nous provient la demande du réalisateur Bernard Crutzen : “Je suis intéressé d’avoir un point de vue scientifique, ou disons académique, sur les théories du complot dans le cadre du Covid-19”. Revenir sur la montée du conspirationnisme en temps de pandémie nous semble important ; étant la plus spécialisée de nous quatre, j’accepte l’interview.
Nous discutons une heure. Dans le film, comme souvent dans les documentaires, je n’en disconviens pas, quelques minutes sont gardées, sorties de leur contexte, en renfort de la trame principale. Nous avons en anthropologie un outil à la fois éthique et méthodologique nommé “le pacte ethnographique”, ici doublement floué. Il s’agit d’une part d’un pacte avec le lecteur, l’auditeur où le chercheur s’engage à ne pas tronquer les données récoltées, à ne pas leur faire dire ce qu’elles ne disent pas et à les contextualiser : qui, quand, dans quelles circonstances, en réponse à quelle question. D’autre part, il s’agit d’un pacte avec les personnes interviewées, respecter leur personne, leur parole et leur point de vue. Ici ni l’un ni l’autre de ces engagements n’est tenu.
Si j’avais été informée du sujet véritable du film et/ou si j’avais eu l’occasion de le voir avant sa sortie, j’aurais refusé d’y apparaître, et ce, pour deux raisons principales :
– la première est que le film pose, non pas l’hypothèse (avec questions, arguments, contre-arguments), mais la thèse d’une propagande médiatique consciente, malveillante, unilatérale ; sujet traité de façon manichéenne, d’une part, et, d’autre part, pour lequel je ne suis pas compétente. Il est à regretter par ailleurs qu’aucun académique spécialiste du langage médiatique, de la communication, des logiques de propagande n’apparaisse dans le film.
– la deuxième est que, travaillant sur le complotisme, il m’est d’évidence que la manière dont le film est conçu ne peut qu’alimenter les groupes complotistes, aider à basculer ceux et celles, qui sur le fil, se posent de bonnes questions, mais risquent de trouver réponse du côté de groupes complotistes et/ou extrémistes. Contrairement à la conclusion énoncée, je ne pense pas que ce film participe à ouvrir un débat démocratique nécessaire, mais au contraire qu’il participe à cliver davantage et à alimenter non pas le doute et une pensée critique salutaire, mais la défiance généralisée. »