Des experts décryptent le docu contesté «Ceci n’est pas un complot»: «C’est très ambigu»

Par Mathieu Colinet et Cédric Petit – Pour Le Soir – Le 9/02/2021

Le documentaire de Bernard Crutzen démonte le traitement médiatique de la pandémie, au service du pouvoir et de l’industrie pharmaceutique, selon lui. Les « méthodes » du film sont la cible de fortes critiques.

Trois cent mille vues en une journée, des commentaires par dizaines sur les réseaux sociaux, des mises au point et réactions par mail : difficile d’échapper en ce début de semaine à la déferlante du documentaire Ceci n’est pas un complot. qui, faute de festival Ramdam à Tournai, où il devait être diffusé en avant-première, a atterri sur Vimeo. Dans le monde de la réalisation comme ailleurs, on se plie aux contorsions dictées par le coronavirus, y compris quand on travaille sur base d’un financement participatif lancé sur KissKissBankBank. Lancé en octobre dernier, celui-ci a accueilli près de 1.500 souscriptions, pour un montant total de 84.377 euros.
Une jolie cagnotte récoltée pour la production belge, qui aura surfé, courant octobre, sur la vague du documentaire français à succès Hold-up. Ouvertement complotiste, ce dernier s’attaquait, après six mois de pandémie de covid-19, à ce qu’il considérait comme « une incroyable et phénoménale entreprise de manipulation globale ».

Hold-up et Ceci n’est pas un complot reposent ainsi sur les mêmes bases. Une récolte de fonds sur une plateforme de crowdfunding, d’abord ; une volonté commune de démonter le discours médiatique dominant ensuite : Ceci n’est pas un complot se présente ainsi comme « un documentaire sur les médias et sur la manière dont les médias racontent le covid », ainsi que le rappelait Bernard Crutzen dans une vidéo promotionnelle avant la diffusion de son travail.

Disséquer le traitement médiatique du coronavirus, c’est ce que s’évertue à faire le réalisateur verviétois (Malaria Business) dans les presque septante minutes de son film pour appeler à un sursaut collectif et à « reconquérir la liberté ». Il montre comment, en Belgique, les médias dits « traditionnels » ou encore « mainstream » auraient collectivement échoué dans leur mission d’information, instrumentalisés par le gouvernement, les experts scientifiques, et en bout de course, l’industrie pharmaceutique.

Pour appuyer sa conviction selon laquelle on assiste « plus à une guerre de l’information que sanitaire », Bernard Crutzen passe au peigne fin le traitement médiatique de la pandémie. Il s’appuie sur une dizaine d’entretiens qui tendent à démontrer, sans aller jusqu’à nier la réalité tragique de la maladie, que tout a été fait pour éluder toute parole discordante : ceux qui doutaient de la réalité des chiffres, ceux qui doutaient de la nécessité du masque, ceux qui doutaient de l’efficacité du vaccin. Y interviennent l’épidémiologiste Marius Gilbert, l’ancien recteur de l’Université de Liège, Bernard Rentier, l’historienne Anne Morelli (ULB), l’anthropologue Jacinthe Mazzocchetti, le porte-parole interfédéral Yves Van Laethem, ou encore l’ancien patron de la Bourse de New York Georges Ugeux.
Tous ces témoignages concordent dans l’idée que la presse dans son ensemble aurait mis sur pied une « fabrique du consentement » à force de relayer les chiffres quotidiens de la maladie, à force aussi d’entretenir un climat de peur, à force encore de traquer uniquement l’information sensationnaliste, à force d’omissions ou d’approximations. Et de rappeler la nécessité pour assurer un contrepoids de « douter ».

« Comme une personne lambda »
Des doutes, le documentaire en aura déjà fait naître ce lundi sur les réseaux sociaux. Au cœur des commentaires revenait notamment la façon dont il est construit. Autrement dit, les moyens dont il se sert pour faire passer la thèse qui est la sienne.
« Une première chose marquante, c’est la façon dont se positionne le réalisateur », affirme Olivier Klein, professeur de psychologie (ULB). « Il se présente comme un citoyen sans a priori, qui pense par lui-même et qui ne se laisse pas influencer par le discours des élites. »
« Le documentaire est construit comme une quête subjective au fil d’un récit en “je”  », affirme Baptiste Campion, docteur en information et communication et chargé de cours à l’Institut des hautes études des communications sociales (Ihecs). « C’est une construction assez classique. Ici, le réalisateur s’en sert pour jouer et même peut-être surjouer un personnage lambda et par ailleurs une personne volontairement un peu naïve. »

Analyser ce genre de moyens permet aussi de faire ressortir un autre positionnement caractéristique du réalisateur. « Il situe son travail par contraste aux positions des complotistes pour laisser entendre qu’il est plus raisonnable qu’eux », affirme Olivier Klein. « Cela peut laisser supposer deux choses : soit il n’est pas complotiste, soit il l’est sans que ce soit pour autant une mauvaise chose, puisque l’être permettrait alors de démythifier des parts de réalité. C’est très ambigu. »
Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique et de théories de l’argumentation (ULB), abonde dans le même sens. « Le titre du film est une façon ironique et proprement belge de dire deux choses en même temps : de dire qu’on est face à un complot et qu’on n’est pas face à un complot ; d’affirmer que si exprimer des doutes revient à être complotiste, on peut l’assumer et d’affirmer dans le même temps, qu’on n’est pas un complotiste… »

Un argumentaire ?
Au-delà du positionnement du réalisateur, la façon dont le film pose et défend la thèse qui est la sienne interroge. « Dans Hold-Up, le spectateur était bombardé d’éléments à charge et au bout du compte ne pouvait conclure qu’au complot », affirme Olivier Klein. « Ici, c’est beaucoup plus subtil. On est dans l’insinuation permanente avec la suggestion continue de conflits d’intérêts, de collusions… Et c’est au spectateur finalement à relier tout cela – comme on demande à un enfant de faire un dessin à partir de multiples points – à construire le récit qui rend compte de l’ensemble. C’est très efficace comme méthode. »

« Aucune séquence n’est en soi véritablement problématique », affirme Emmanuelle Danblon. « Mais l’assemblage donne un tout qui n’a que les aspects d’un argumentaire. Je crois qu’on a plutôt affaire à un assemblage de petits récits, à une espèce de narration onirique. Dans un rêve en effet les contradictions sont possibles. Elles peuvent cohabiter dans un film comme celui-ci car le tout est tenu par une trame dans laquelle s’impose une ambiance dominée par deux grandes émotions : la peur et la colère. Deux émotions évidemment légitimes mais qui ne trouvent pas vraiment de leviers pour être dépassées. »

En ce sens, selon Emmanuelle Danblon, le film, s’il n’est pas forcément complotiste, se situe dans une zone grise, de confusion ou de brouillard. « Plutôt qu’éclaircir les choses au sujet de cette pandémie, il les obscurcit car il met à un même niveau les trois éléments au niveau de la rhétorique : l’ethos, le pathos et le logos. Dans le film, un argument a la même valeur qu’une opinion, une courbe a la même valeur qu’un commentaire sur celle-ci, l’expression d’une peur a la même valeur que l’expression d’une colère, l’ethos d’un expert a la même valeur que l’ethos d’un journaliste ou d’un citoyen. Le film ne permet pas de hiérarchiser tout cela. »
« Je ne sais pas si le film ne saisit pas le réel », affirme Baptiste Campion. « Je répondrais d’une autre façon à ce genre de questions en disant que pour moi si les questions du réalisateur peuvent être légitimes, il ne se donne jamais l’occasion d’y répondre de façon pertinente et intelligente et se dote en fait de très peu de moyens. Le traitement médiatique a été anxiogène ? Très bien, admettons mais de quels médias parle-t-il ? Sur quelle période ? Idem pour les accusations qu’il porte contre les gouvernants ou les firmes pharmaceutiques. Jamais le réalisateur ne sort des généralités. »